Quand j'essaie de me souvenir des débuts de Théodore, je ne peux m'empêcher de penser à sa maman. Sa si tendre maman. Elizabeth Sark était le genre de femme qu'on a tous comme amie. Mais si ! La brune super jolie et super nature. Celle qui finit dans une entreprise jeune et qui a une famille fooooormidable et qu'on déteste un petit peu parce que nous, c'est un peu moins ça. Mais qu'on peut pas détester complètement vu qu'elle se vante jamais et qu'elle est vraiment du genre sympa. Et bien, Eli' c'est cette fille-là. Du moins, à la base. Je m'explique. Elle avait tout pour elle, une famille aimante et complice. Elle cartonnait dans ses études et avait des amis sur qui compter, qu'elle disait. Sauf que voilà, la petite Eli' aimait sortir, voir ces potos en mode yolo tousssa poseeey ! Bref, un jour alors qu'elle était au concert d'un pote qui voulait percer dans la musique, mais qui n'y arrivait pas. Un incompris, m'voyez. Elle rencontra The homme de sa vie. Le gars mystérieux, beau comme est bonne la pâte à cookie. Un dieu.

Cette soirée se déroulait tellement bien. Pour une fois, le pote d'Eli' avait même été presque acclamé par les... cinq personnes qui l'écoutaient et, ma foi, c'est plus d'attention qu'il n'en avait jamais eu. Toute la bande était réunie au bar pour célébrer cette écrasante victoire sur la vie et c'est à grands coups de mojito et piña colada que le barman montrait son soutien. Elle buvait, certes, mais jamais trop. C'est une fille sérieuse. Avec des principes et d'autres trucs du genre. Mais ce barman... Il donnait l'impression de ne voir qu'elle. Elle, elle montrait clairement qu'elle ne voyait que lui. Et c'est pas facile pour un barman de servir ses clients tout en regardant quelqu'un d'autre hein ! Mais lui, il sait tout faire. C'est un putain de cookie géant. Seulement, voyez vous, tous les hommes ne sont pas des gens bien. Et c'est après un Twister intense qu'il disparut. Le lendemain, Eli' ouvrit les yeux sur un lit où elle était seule. Elle sourit, comme si elle s'y attendait et pleura, parce qu'elle ne s'y attendait pas tant que ça.

Théo est arrivé 9 mois plus tard. Petit homme calme et câlin. La famille d'Eli' n'avait pas posé de problème et avait tout fait pour qu'il grandisse dans un environnement sain. Eli' avait fini ses études et trouvé un travail, ils s'en sortaient bien, tous les deux. Dès que Théo sut lire, Eli' lui offrit son premier manga, le 26e tome de Saint Seiya. Ouaip. Lui aussi, il s'est demandé pourquoi le 26.

- Je sais que je ne te parle jamais de ton père. Je sais aussi que tu aimerais en savoir plus, mais je n'en sais pas beaucoup plus moi-même. Cela dit, c'est la seule chose qu'il me reste de lui, alors...

Ce qui est drôle c'est que Théo en avait déduit qu'il devait être mort. Il s'est dit que si c'était le cas, il comprenait qu'elle n'en parle pas et ne chercha pas plus loin.
Si seulement elle avait su ce qu'elle venait de faire... Lui offrir un manga ! Quelle idée ! Il devint vite accro. Il en dévora des centaines. Fan du courage dont faisaient preuve les antagonistes. A ce moment, ce n'était qu'une passion parmi tant d'autres. Seulement... Je pense qu'en tant que fan du genre il aurait aimé que je commence par "Un jour qu'il n'oubliera jamais".

Malheureusement pour lui, je ne peux pas. Un jour. Ce jour, il lisait dans sa chambre bien sagement quand quelqu'un sonna à la porte. En soi, rien d'étrange. Il n'alla d'ailleurs pas voir. Jusqu'au moment où il entendit la voix de sa mère se faire plus agressive. Il écouta discrètement, mais ne put entendre qu'un merveilleux :

- T'es un putain de démon !

Alors, vous, vous savez que cette accusation peut prendre des proportions dingues. Mais lui, notre Théo. C'est un peu comme quand tu regardes une émission sur les conflits entre voisins et qu'un vieux sans cheveux et à la moustache blanche te sort avec un accent dégueulasse que ses jeunes voisins sont des démons.

N'étant pas curieux par nature, il retourna dans sa chambre, honteux d'avoir écouté aux portes. Les jours qui suivirent, sa mère devint littéralement folle. Elle pleurait souvent, le reste du temps elle restait le regard fixe. Elle maigrissait a vu d'oeil. Théo avait beau faire appel à la famille, au médecin et même à Doctissimo. Tous étaient unanimes, c'était psychologique. Si ça continuait, il allait falloir l'interner. Étant adulte, il demanda à prendre soin d'elle. Malgré tout, elle était ce qu'il avait de plus cher. Il s'occupa d'elle pendant 2 ans avant le drame.

Une ville détruite. Isolée du monde entier. Quand les murs de la maison furent soufflés et que la fumée emplit l'air, presque au point de suffoquerr il réalisa que sa mère devait être encore à l'intérieur, peut-être plus aussi complète qu'avant vu l'état de la maison. Pendant quelques secondes il hésita, sûrement par peur de retrouver sa mère en mode crêpe bretonne avec des dents. Malgré tout, il se releva et courut pour la retrouver. Le reste, il ne s'en souvient pas. Il se réveilla quelques jours plus tard dans un des camps d'après drame. On lui expliqua aussi calmement que possible que sa maman n'était plus. On lui remit un bouquin en partie détruit sur lequel on pouvait à peine lire le numéro 26. La suite fut compliquée pour lui.

Seul, il erra dans le camp sans trop savoir quoi faire. Les gens l'évitaient, le regardaient étrangement. Au fond, il s'en battait les testiboules. Il avait perdu sa mère. Le reste de sa famille n'avaient pas non plus survécu. Il était aussi seul qu'on peut l'être en mode SDF. Il s'enferma dans sa bulle japonaise. Pendant longtemps il aidait au camp du mieux qu'il pouvait quand on peut plus grand chose. Jusqu'au déclic.
Il entendit des gens parler. Fantôme, sorcier et tant d'autres choses dont il ne s'était jamais soucié. Puis. Démon. Les gens parlaient de démon.

- Ils existent j'te dis ! Tu as bien entendu Audito Mortis !

Les démons existent ? Putain. Les démo... Ouaip, il se rappela la discussion de sa mère avec on sait pas qui. De cette phrase. Et surtout, que c'est après cette discussion que sa mère devint folle. Est-ce le trop d'informations ? La solitude depuis trop longtemps ? Je ne sais pas, mais il partit dans un délire à partir de là.

- Putain de démon de merde !!

Cria-t-il en regardant le ciel droit dans les... euh, nuages.

- Vous l'avez tuée ! Je vous écraserai, tous. Un par un. Pour ma mère... ET POUR L'HUMANITÉ !!!

- Vous l'avez tuée ! Je vous écraserai, tous. Un par un. Pour ma mère... ET POUR L'HUMANITÉ !!!

Les yeux rivés sur le ciel nuageux, une larme coulait le long de sa joue. Il venait de comprendre que si sa mère, cette femme qu'il aimait tant, n'est plus de ce monde, c'était de la faute de ces maudit démons. Ces dernières années n'avaient pas été les plus belles, mais il avait appris à se satisfaire de peu. Avoir sa folle de mère à ses côtés était déjà quelque chose d'extraordinaire et il le savait. Il a souvent eu envie de l'abandonner, de la laisser au soin d'un personnel compétent, mais quel genre de fils aurait-il été dans ce cas. Son sens de la justice ne l'autorisait pas à un tel acte.

Les deux hommes qui discutaient quelques minutes plus tôt furent choqués d'entendre un garçon hurler vers le ciel.

- Ça va, gamin ?

L'homme avait l'air réellement inquiet et, bien que ce ne soit pas sa principale préoccupation, Théo fut un peu soulagé de voir que certains sont capables de lui adresser la parole sans méfiance ou mépris.

- Dites-moi...

La voix de Théo était calme, douce. A peine audible.

- Quoi ?
- Dites-moi tout ce que vous savez sur les démons... S'il vous plaît.

Difficile de savoir si Théo était plus triste qu'en colère, mais une chose est certaine. Ces deux sensations dansaient, enlacées, en lui. D'un certain point de vue, c'en est presque beau. Comme la danse nuptiale des raies qui tournoient dans l'eau l'une contre l'autre. Si l'une d'elle n'est plus en harmonie, la danse s'arrête. Les émotions sont pareilles, si la colère prend le dessus, il pourrait devenir agressif et offenser ces gens qui pourraient pourtant l'aider. Par contre, si la tristesse interrompt cette valse douloureuse, il s'effondrerait.

- Bah... Je sais pas grand chose. Tout ce qu'on sait c'est que tout ça... Est vrai. Ils existent.

Il ne pouvait pas leur en vouloir de pas en savoir plus. Il y a encore quelques minutes il était loin de se poser la moindre question sur ce genre de choses. Les démons, tout ça. Oh il connaît pas mal de choses sur le sujet. Les mangas sont source d'informations, mais soyons sérieux. Il a beau avoir lu toutes sortes de manga, il ne croit pas en l'existence de monstres à tentacules pour autant.

- Dis-moi, pourquoi as-tu crié ?

C'est vrai. Pourquoi ? Après tout, il n'a jamais vu ni démon, ni esprit. Il était là lors de l'éboulement de sa maison. Il a vu les murs penchés comme une pyramide.

Souviens-toi, aller ! J'ai couru pour la rejoindre et puis... Et puis ? Rien.

Il avait beau se forcer, rien n'y faisait. Les souvenirs de cet instant restaient inaccessibles. Comment peut-il prétendre que les démons ont tué sa mère s'il ne se souvient de rien ?

Pourquoi... Est-ce que je pense ça ?

Avez-vous déjà eu une intime conviction sans avoir aucune raison d'y croire ? Comme si on vous y obligeait.

- Ils ont tué ma mère.
- Attends ! Tu as vu un démon ? Un esprit ?
- Non.
- Mais... Comment ?
- Je le sais, c'est tout.

Peu importe pourquoi. Il en était persuadé. Quoi qu'il se soit réellement passé, ils ont joué un rôle. C'était une évidence. Pour la première fois depuis longtemps, Théo regarda autour de lui. Les gens du camp, presque tous, étaient effrayés. Évidemment, ils le sont depuis un moment, la nourriture manque et beaucoup ont perdu famille et amis dans le séisme. Mais c'est différent, maintenant.

Une table ? Parfait. Ils me verront tous de là.

- Enfants de NOLA !

Les regards se tournèrent vers lui. Quels regards... Encore ces yeux méfiants.

Ils ont... Peur de moi ? Peu importe !

- Écoutez-moi. S'il vous plaît. Les démons... Ils... Ils ont tué ma mère !!

Un des deux hommes qui parlait avec Théo courut vers lui.

- Tu es fou ou quoi ! Descends de là !
- Vos familles ! Vos amis ! Ils sont morts à cause d'eux !! Vous ne...

Les gens le regardaient étrangement, comme on regarde un fou qui explique que les extraterrestre l'ont kidnappé pour réaliser un toucher rectal.

Non... S'il vous plaît. Je le sens, au plus profond de moi ! Je le sais. Je dis la vérité. Pourquoi ? Pourquoi vous me regardez comme ça ? Depuis que je suis arrivé ici, tout le monde me hait ? Non, ils ont peur. Je suis fou ? Ai-je l'air d'un fou ? Vraiment...

Théo pensait le regard perdu dans le néant. L'homme l'aida à descendre. Il le regarda dans les yeux. Théo était sincère. C'était évident. L'homme soupira...

- Écoute-moi, tu n'arriveras à rien sans preuve. Tu pensais quoi ? Qu'ils allaient se lever et te suivre ? Qu'après un grand cri de guerre ils iraient se battre contre quoi... Des démons ? Vraiment ? Je ne sais pas pourquoi tu penses qu'ils ont tué ta mère, mais tu as l'air sûr de toi. Tu dois être le genre de gamin à vouloir bien faire et à se faire tuer. Alors, écoute, Audito Mortis, si quelqu'un sait quelque chose, c'est eux. C'est tout ce que je peux faire pour toi.

Pourquoi m'aide-t-il ?

- Reprends-toi. Ce n'était peut-être qu'un séisme. Un affreux et horrible drame, mais juste un séisme. C'est triste de se dire qu'on a tout perdu pour une raison aussi... "banale". Mais ne sous-estime pas ce qui est "banal".

Audito Mortis. D'accord. C'est par eux que je commencerai.

- Merci.